Palmares du concours de nouvelles 2020
- 1er PRIX 2020 : Des mots pour lui dire ou La déclaration
- Prix spécial du jury 2020 : La femme sur la falaise
- 1er PRIX 2019: Blanche Pivoine
- 2ème PRIX 2019: Virgin Faux Cils
- Prix du jury 2019 : Une opportunité
1er PRIX 2020 : Des mots pour lui dire ou La déclaration
1er Prix
« Des mots pour lui dire
ou
La déclaration »
de Jean-Marie CUVILLIEZ
(Saint-Amand-les-Eaux – Nord)
Prix spécial du jury 2020 : La femme sur la falaise
Prix spécial du jury
« La femme sur la falaise»
de Régine PAQUET
(Saint-Denis-en-Val – Loiret)
1er PRIX 2019: Blanche Pivoine
1er PRIX
Blanche pivoine
Jeanne a refusé qu’on l’aide à s’habiller. Elle le regrette tandis qu’elle bataille avec sa fermeture éclair coincée. Elle est allée trop vite comme d’habitude. Même aujourd’hui où elle s’était promis de savourer chaque minute, chaque seconde de ce jour exceptionnel : celui de son mariage avec Serge. Dans la chambre qu’elle occupe depuis son enfance, elle a étalé sur son lit de jeune fille sa robe blanche de mariée aux fleurs de dentelle en relief, a posé sur la moquette vert sombre les escarpins blancs à hauts talons qui la feront paraître plus grande et mince. Mais quelle folie de les avoir choisis si hauts, jamais elle ne tiendra toute la journée et la soirée sur ces échasses !, l’a sermonnée sa mère.
C’est la fermeture éclair du jupon qui s’est coincée. Elle tire, tire, s’acharne, triture et malmène le bout de tissu qui fait obstacle, prisonnier des dents d’acier. Le temps presse. On l’attend en bas, au rez-de-chaussée de la ferme familiale. Elle imagine ses parents, son frère et sa sœur assis sur les chaises de la cuisine, sans bouger, pour ne pas froisser les habits neufs qui les corsètent. Comment Serge sera-t-il habillé, il ne lui a rien dit. Elle ne lui a rien demandé. Elle, elle veut être belle avec légèreté, une bulle de beauté pétillante, la plus attirante des femmes de l’assistance pour une fois. Elle qui passe d’ordinaire inaperçue, qui se fond dans la banalité de ses traits, des lieux et de la vie. Celle qu’on oublie dès le premier regard sans savoir qu’on l’oublie. Sauf une fois, lorsque les yeux noisette de Luc ont agrippé le gris des siens et ne les ont pas lâchés. Pas tout de suite, un peu après, juste après leur unique étreinte charnelle.
Rien à faire. La fermeture refuse de glisser, elle est bloquée tout en bas, le jupon ne tiendra pas. Et Jeanne va le mettre en lambeaux si elle continue. Le gyrophare des urgences tourne dans sa tête. Elle hésite, se rassure : personne ne verra la roue de secours qu’elle va utiliser. Elle se précipite vers le tiroir de la commode où elle est certaine d’avoir laissé une épingle de sûreté. Elle en vide à terre le contenu. Au milieu d’enveloppes vierges, de crayons, de stylos en vrac et d’un magazine de robes de mariées vieux de plusieurs mois, sur la couverture duquel une jeune femme parfaite sourit dans un essaim de blancheur et de boutons de roses, l’épingle surgit.
Jeanne s’en saisit sans un regard pour les autres objets qu’elle abandonne au vert de la moquette. Elle finit de fermer autour de sa taille le jupon empesé, enfile sa robe au bustier très, trop ajusté, bataille pour y cacher ses seins pleins et lourds comme le reste de son corps. Elle glisse, non sans peine, ses pieds nus aux ongles vernis de rouge sang dans les escarpins de mannequin. Par chance, elle est déjà maquillée, coiffée. Elle vérifie cependant que le rimmel n’a pas coulé et qu’elle n’a pas fragilisé l’équilibre précaire du chignon que sa sœur a torsadé au sommet de sa tête et agrémenté d’une couronne de petites fleurs blanches en satin. Jeanne les caresse du bout du doigt, descend sur ses joues voilées de poudre, glisse vers la gorge de son décolleté. Elle aime l’image que lui renvoie son miroir, c’est ce dont elle rêve depuis son adolescence : ce n’est plus elle.
Elle saisit le bouquet couleur de lait de fleurs printanières liserées de feuilles vertes que sa mère a préparé pour elle avec les plantes de leur jardin. Elle est prête. Elle ouvre la porte et descend marche à marche, en se tenant à la rampe, l’escalier en pente raide. Quand elle arrive dans la cuisine où tous l’attendent comme elle l’a imaginé, elle ne doute plus que pour une fois elle est belle comme une fleur. Une pivoine blanche en jupon de pétales ébouriffés, pulpeuse et ronde dans le triomphe de sa plantureuse jeunesse.
Une heure plus tard, Jeanne, au bras de Serge, sort à pas lents de l’église de son village natal sous une pluie de riz porte-bonheur mêlé de pétales rouges et roses. Elle sent sous la finesse de la veste de lin blanc de son époux la chaleur de sa peau. A son entrée dans l’église, elle a remonté l’allée au bras de son père, elle aurait aimé marcher sans fin entre la haie d’honneur des invités. Serge, déjà en place devant l’autel, la regardait avancer sans faire un geste mais ses yeux s’emplissaient d’elle jusqu’à en déborder. Elle ne lui connaissait pas ce regard. Elle l’a savouré jusqu’au vertige. La cérémonie s’est un peu étirée, le prêtre a parlé longtemps, surtout de la famille de Serge. Qu’importe ! Ils se sont dit Oui, ils se sont embrassés sous la voûte en faux gothique, dans les vagues lourdes de l’orgue tenu par la femme du sous-préfet. À la mairie aussi ils se sont embrassés. Monsieur le maire a serré avec force leurs mains, il n’a pu s’empêcher de la féliciter d’épouser un homme d’une famille si respectable, même si tous les membres sont partis vivre en ville et n’ont gardé leur manoir que comme résidence secondaire. Sur le perron de l’église, Jeanne sourit pour elle-même, pour les autres qui la mitraillent du regard et de leurs appareils photo. Seul bémol à l’impeccable organisation de la noce : l’oubli d’un photographe professionnel. Tant pis, Jeanne ne manquera pas de clichés amateurs qui lui prouveront que ce moment a bien eu lieu. Ses traits lissés par le maquillage et le bonheur lui donnent l’air tranquille et lointain de la Vierge Marie devant la statue de laquelle hier elle s’est agenouillée dans l’aile gauche de l’église et qu’elle a suppliée de la garder enfin belle et heureuse.
Elle respire sans inconfort dans sa robe pourtant trop serrée. Le vêtement est devenu sa peau même, blanche et douce, légère et duveteuse. Face à la foule des amis, de la famille, des passants qui s’arrêtent pour l’admirer, elle s’offre à la vie nouvelle qu’elle vient de choisir. Son cœur est une pendule dont les aiguilles tournent au ralenti de l’extase. Elle a oublié l’épingle qui retient son jupon et les regards parfois en biais de ses beaux-parents.
Il est deux heures du matin. La soirée s’effiloche. Dans la salle des fêtes louée par les parents de Serge, qui ont tenu à payer tous les frais de la noce mais n’ont pas mis leur manoir à contribution, les verres traînent sur les tables salies, sur les rebords de fenêtres, au milieu des serviettes froissées, des assiettes encore à moitié pleines, des bouquets effondrés, des cendriers où achèvent de se consumer des mégots mal éteints. Les quatre musiciens de l’orchestre jouent une ultime valse pour des danseurs invisibles. Tous ont déclaré forfait.
Jeanne s’est écroulée sur une chaise, les traits tirés par la fatigue et l’alcool qu’elle a bu sans modération. Elle a quitté ses hauts escarpins blancs dès la première danse malgré les remontrances de sa mère à laquelle elle faisait honte, Cela ne se fait pas, ma fille ! Serge, lui, a ri en soulevant les souliers de la mariée, de sa mariée, pour les mettre aux enchères. Jeanne l’a laissé faire, elle s’est éloignée pour boire une troisième coupe de champagne ou une quatrième, de ce champagne que les parents de Serge ont offert, le meilleur selon eux, ils l’ont bien assez répété. Puis elle a chassé toute pensée pour n’être plus que l’image de la mariée que la fête rendait belle, la reine de la soirée, la plus jolie fleur de l’éphémère jardin.
Elle valsait avec son beau-père quand l’épingle s’est ouverte sous la pression de la main du cavalier contre sa taille. La pointe est entrée dans sa chair. Jeanne a poussé un cri. Son beau-père s’est arrêté. Le jupon a glissé pour finir en corolle blanche fanée autour des pieds de Jeanne, au centre du regard de tous les convives. C’est Serge qui a sauvé la situation à sa façon peu aristocratique. Il a fait reculer Jeanne, a ramassé le jupon éploré, l’a brandi en criant : Deuxième vente aux enchères ! Le jupon de la mariée ! Qui commence ? Et le jeu s’est engagé, les enchères ont monté très vite même en l’absence de participation des parents de Serge et la fête a repris et Jeanne a changé plusieurs fois de cavalier et Jeanne a perdu miette à miette ses atours, sa robe pendait sans grâce comme une fleur flétrie. Elle a continué à danser, il fallait que tout soit encore comme au matin de ses noces.
Maintenant la plante de ses pieds nus est noire de poussière. Sa robe porte des traces de vin rouge. La pivoine gorgée de promesses a laissé choir ses derniers pétales. Jeanne a mal dans tout le corps. Elle tente un étirement qu’elle n’achève pas, escamote, derrière sa main à l’annulaire bagué d’or fin, un bâillement qui n’est pas le premier. Elle voudrait s’allonger là, sur le sol, se vider de sa longue journée les yeux clos, redevenir l’invisible que personne ne verrait s’éclipser.
Serge, en bras de chemise remontés jusqu’aux coudes, est en train de discuter avec son frère. Ils discutent depuis longtemps, boivent, rient, se rapprochent comme des conspirateurs, tirent soudain leur chaise en arrière, reviennent sous le nez de l’autre, se tapent sur l’épaule et rient et rient... Ils ont bu. Toute la soirée, occupé à s’activer auprès des invités, son mari ne l’a guère entourée, enlacée, respirée, caressée... Il a à nouveau son regard habituel qui voit au-delà, au-delà d’elle.
L’air pèse d’odeurs de nourriture, de sueur et de parfums. Jeanne délace le bustier trop ajusté qui l’oppresse, ses seins se libèrent. Ses larmes aussi. Elle pleure sans presque sentir les pleurs qui labourent ses joues, dont la rougeur naturelle de fille vivant au grand air reprend possession. Que vient-elle de faire ? Nouer sa vie à un homme de vingt ans son aîné, devenir Madame Lambard, épouse de Maître Serge Lambard, avocat à Blois... Est-ce ce dont rêvaient ses dix-huit ans de fille de fermiers ? Jeanne essuie ses larmes avec le bord de sa robe où son maquillage en déroute laisse des traînées verdâtres, elle se lève, retient d’une main le bustier de sa robe sur le point de s’effondrer et sort d’un pas zigzagant dans le jardin.
La nuit est étoilée. Il fait doux en ce mois de juin. Il flotte des senteurs sucrées de roses épanouies, de lilas en folie, de lavandes entêtantes. Jeanne marche dans l’herbe de la pelouse sans plus retenir son bustier. Ses seins brillent dans la nuit. Elle sourit en les caressant. Oui, elle a eu raison de se marier. Elle a donné un père à ce qui a pris racine dans son ventre après Luc et y a germé. Serge est au courant, ses parents aussi. Ils sont tous d’accord. Ils tricheront sur les dates de conception et nul ne dira que Serge est une plante sans graine qui n’aurait jamais pu procréer.
Régine PAQUET
2ème PRIX 2019: Virgin Faux Cils
2ème PRIX
Virgin Faux Cils
Quelle taille extraordinaire, ces bulbes ! s’exclame-t-elle en gravissant l’étroit sentier qui serpente à travers les ruines. Tous les trois pas, elle tombe en arrêt devant une excroissance d’où pointe une touffe de feuilles raides...
A peine s’il l’entend. Il n'a d'yeux que pour la grève qu'il aperçoit en contrebas, au-delà des colonnes abattues. Il voudrait entrer dans ce bleu, s'en recouvrir comme on fait d'un drap et ne plus bouger. Elle, ça ne l'intéresse pas. La plage, tout ça...
– Et la mer ? demande-t-il.
– Oh, la mer... je fais quelques brasses et je sors, j'en ai vite assez.
Mais quelle idée, alors, de passer ses vacances ici ? Il l'a vue débarquer comme une fleur, un matin, avec son barda sur les épaules, matelas roulé, godillots accrochés au sac par les lacets, bouteille d'eau... la routarde parfaite. Elle déambulait le nez en l'air, légèrement ahurie, entre les tavernes. Elle avait fini par se laisser choir sur une chaise, les deux pieds calés sur la rambarde qui surplombait la plage. Spyros avait jailli de sa tanière, elle avait commandé un café.
Lui, à ce moment-là, émergeait de son bain matinal et, encore mouillé, savourait son premier ouzo. Devant lui, ses livres et son ordinateur portable. Il travaillait à sa thèse, dont le sujet ne manquait pas de lui poser quelques difficultés : « Vie et sexualité des femmes de philosophes dans la Grèce antique ». De temps à autre, il levait les yeux sur la demoiselle qui s'appliquait à enduire de crème les parties dénudées de son corps. Parties appétissantes, ma foi ! épaules charnues, solides, haut des seins bien dessiné par le débardeur moulant, mollets ronds. Une belle plante, comme on dit. Avec cependant une sorte d'étrangeté... Il cherchait en vain à définir ce qui l'intriguait lorsqu'elle leva les yeux. Leurs regards se croisèrent et se détournèrent aussitôt. Il tenait la réponse. Elle avait les paupières légèrement bridées et des cils blancs. Pour secouer son embarras, il saisit son masque et franchit d'un bond les quelques marches qui menaient à la plage. Au retour, à la table qu'elle occupait, il n'y avait plus personne.
Le soir, elle réapparut. Non plus chez Spyros, mais chez Gaby, au coin du port. Il en fut ainsi, chaque soir. Le jour, on aurait dit qu'ils s'évitaient. Lui n'avait rien changé de ses habitudes. Il campait chez Spyros, avec ses livres, son portable et son masque. Du moins, quand le terrain était libre. Elle lui encombrait le passage. Sera-t-elle là ? Où vais-je m'asseoir ? Lui tournerai-je le dos ? Un vrai casse-tête. Jusqu'au jour de la tempête. Le vent se leva dans la nuit, faisant claquer enseignes et volets. Le lendemain, la terrasse de Spyros était infréquentable. Il trouva refuge à Bogazi, derrière les paravents de plastique que Gaby venait de dérouler, et reprit son travail. A ses pieds, dans l'échancrure des roches, la mer prisonnière brassait des branches de tamaris et des détritus de toutes sortes. Les barques aux couleurs vives dansaient à la pointe des vagues. Les poissons dansent-ils aussi ? se demanda-t-il. Il en était là de ses réflexions quand, se retournant, il l'aperçut, assise à trois mètres de lui. Il ne put éviter son regard. Un silence gêné s'installa. Il ouvrit la bouche, pour y mettre un terme. « Quel temps ! commença-t-il, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Et vous ? » S'ensuivirent les banalités d'usage, les présentations, il apprit qu'elle était étudiante en biologie, mais qu'elle hésitait encore, qu'elle était passionnée d'icônes et d'art byzantin... Elle logeait en haut du village, au bout de la rue parallèle à la sienne. « Ah ! fit-il en riant, vous aussi vous montez la pente rude et escarpée ? »
– De quoi s'agit-il ?
– Platon, mythe de la Caverne, la montée vers le soleil... Il devait être fou ! Le soleil ! Avec la chaleur qu'il fait !... Excusez-moi, je suis philosophe !
– Ah, dit-elle, pas plus éblouie que ça.
Le soir, il l'attendit en vain. Il regagna son logis à la lumière éclatante de la lune que striait le vol des chauves-souris. La nuit qui suivit, il ne dormit pas davantage. Des flots écumants hantaient son insomnie. A l'aube, il décida de prendre quelques photos de mer. Il coupa par les ruelles transversales vers l'est du village. De là, il apercevait toute la crique, la plage grande comme un mouchoir de poche, l'îlot moucheté, en face, piqué d'une minuscule chapelle que le soleil levant peignait d'un blanc radieux.
– Salut ! entendit-il derrière son dos.
Elle était là, en tenue de randonnée, chaussettes et godillots aux pieds.
– Ah ! vous me surprenez en pleine extase... C'est magnifique, n'est-ce pas ? Et vous ?
– J'ai fait une promenade à la fraîche. Mais question botanique, il n'y a pas grand-chose à glaner. Tout est sec. Et puis, je commence à en avoir assez du vent. Je crois que je vais lever le camp sous peu, j'ai envie de voir la montagne, des églises. Ça manque d'art, par ici.
– Quant à moi, ça manque plutôt de philosophie ! L'idée de venir écrire une thèse ici, à trois pas de la plage, était vraiment absurde. Je n'arrive pas à me concentrer. Que diriez-vous de faire un tour ensemble... ? Je loue une petite voiture et on visite...
– C'est à réfléchir, a-t-elle répondu.
Ils sont partis. Depuis, ils n'ont pas arrêté. Pas une fresque ne lui échappe. Elle file devant. Il la suit. Il n'y a que les plantes pour lesquelles elle montre la même passion. Maintenant, par exemple : elle est là, le derrière en l'air, son petit canif à la main. Elle ne cueille pas. Elle gratte la poussière pour dégager un bulbe et bougonne :
– Brun rougeâtre... écailleux... ça pourrait être une urginée maritime... famille des Liliacées... il faudra que je vérifie dans mon manuel.
Des oignons, pense-t-il. Elle s'emballe pour des oignons ! Elle aussi, vue de dos, a une rondeur d'oignon, avec ses pelures, son short blanc, son débardeur ocre.
– Et ça ? demande-t-il pour attirer son attention, en pointant le doigt vers un épineux roulé en boule.
– Ça ? Euphorbe hérisson.
Et elle repique du nez vers le sol.
N'as-tu pas honte, femme, d'offrir ainsi ton derrière à la vue des dieux ? aurait dit Diogène. En voilà un qui se souciait des femmes ! Eh bien, non. Pas du tout. Elle n'a pas honte, elle n'y songe même pas. Ni aux dieux, ni à lui, elle ne prête attention.
– Si nous passions par la montagne pour rejoindre la côte sud, propose-t-il pour réapparaître à ses yeux, quand enfin elle se redresse. Il y a un ou deux monastères intéressants. Les routes doivent finir en pistes, mais ça devrait être possible, qu'est-ce que tu en dis ?
Ils se tutoient, bien sûr, depuis qu'ils font équipe. Il surveille les ornières. Elle lit son manuel de botanique. A chaque détour, ils s'arrêtent. Elle a aperçu une plante sèche, trois grains sur une tige dégarnie, qui la plonge dans des abîmes de perplexité. Lui, pendant ce temps, photographie des chèvres, il y a toujours un troupeau égaillé parmi les buissons, un berger planqué sous un pin, presque invisible. Il demande sa route.
– Tout droit, tout droit, fait l'homme, d'un geste de la main.
Ils sont perdus en pleine cambrousse. Voilà des heures qu'ils cahotent. Les fondrières sont de plus en plus profondes, le ravin de plus en plus proche. Tandis qu'ils montaient, une ombre immense les a survolés. Un vautour. Si on casse, on est fichus, pense-t-il. Elle, toujours le nez dans son bouquin :
– Urginea scilla... dite communément urginée, scille, scille maritime, fausse-scille...
Elle crie. Tout juste s'ils s'entendent, dans le tintamarre des pierres qui claquent sous les roues. Il répond, à tue-tête :
– Viens-nous en aide, ô Virginea fossile !
– ... jacinthe des mers, famille des asphodèles... Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèles... C'est dans Hugo, non ?
Il sent la mauvaise humeur le gagner.
– Tu pourrais peut-être regarder la carte... Je ne sais absolument pas où on est.
Ils se taisent. La nuit tombe. Désormais, elle fixe la route, un peu tendue elle aussi. Ils ont traversé un bois de sapins complètement obscur et maintenant ils aboutissent à une crête. Il y en a des quantités, sur les pentes, de ces vierges fossiles... de hautes tiges, frisées de pétales blancs, qui émergent d'énormes bulbes et se dressent dans un reste de lumière. Fossiles... ça n'a aucun sens. Comment elle écrit ça ? Soudain, sur la gauche, surgit dans le pinceau des phares un édifice de pierres sèches troué d'une ouverture. Un buron. Un abri de berger.
– Ecoute, dit-il, on ne peut pas continuer comme ça. Il n'y a aucun moyen de s'orienter. On va voir dedans. On a tout ce qu'il faut, du raki, du fromage. Si on peut, on s'arrête ici.
Elles l'entourent par milliers. Il fend leur foule, elles s'inclinent sur son passage, les vierges blanches, plus sveltes, plus gracieuses les unes que les autres dans leur parure vaguement rosée, du plat de la main il effleure leurs têtes, elles glissent sous sa paume, milliers de femmes savonnées de neige. Elles ont retroussé leurs cils, les ont brossés d'un clair mascara. Elles clignent des yeux, s'écartent d'un air mutin. Il cherche l'unique, et la voici, enfin, plus vigoureuse, plus altière que les autres. Il tombe à ses pieds, enlace sa taille drue :
– Ô ma Virgin Faux Cils...
Il l'effleure du bout des doigts, touche son visage, et avec d'infinies précautions, détache un par un ses pétales :
– Je t'aime un peu, beaucoup...
Elle abaisse vers lui ses paupières délicates, lui sourit, le laisse faire.
– ... passionnément, à la folie...
Ses cils sont en nombre infini.
– ... à la folie... à la folie...
Le temps de se frotter les yeux, d'émerger de la voiture où il a dormi plié en quatre, il l'aperçoit, à quelques pas, qui s'étire au soleil. Brune, blanche, les bras tendus comme si elle voulait rejoindre le ciel.
– Regarde ! dit-elle, et, d'un geste, elle lui offre l'horizon.
Tout autour, à perte de vue, sur le flanc des collines, les hautes fleurs vivaces, sensuelles, juste vêtues de leur jupe à larges feuilles vertes et le chef coiffé de perles, dansent sur le terreau rouge de leur salle de bal. En contrebas, les lacets blancs de la route, qui descendent vers des hameaux. Et la mer, au fond, comme un lourd trait de gouache.
– J'ai rêvé de toi... murmure-t-il.
Elle rit.
– Moi aussi, dit-elle. Je dansais avec un amour d'euphorbe hérisson, un hérisson très doux, très tendre...
Elle se dresse sur la pointe des pieds. Elle effleure ses lèvres. La dernière chose qu'il voit, avant de fermer les yeux, ce sont ses cils.
Danielle BASSEZ
Prix du jury 2019 : Une opportunité
Une opportunité
J’eus huit ans cette année-là. Même si c’est plus tardivement que j’ai compris ce qui s’était passé, mes souvenirs du déroulement des faits sont encore vifs. Comme si cette histoire s’était déroulée la semaine dernière.
Nous vivions, mes parents, mon frère, de deux ans mon aîné, et moi, dans un immeuble, certes cossu mais au dernier étage, dans deux pièces sans confort ni mansardées. L’une faisait fonction de cuisine, de salle à manger et accessoirement de salle de bain, quand ma mère y installait le grand baquet. Il y trônait une cuisinière massive qu’il fallait alimenter régulièrement du charbon que nous descendions chercher à la cave, quatre volées d’escalier plus bas. Celle-ci était censée, tout l’hiver, chauffer le logement mais, dans la pièce voisine qui faisait office de chambre pour toute la famille, on se déshabillait promptement, la nuit venue, pour se glisser entre les draps glacés.
Je savais lire déjà, depuis un an, et, pour satisfaire mon appétit de lecture, je m’étais approprié le seul livre que nous possédions. A quelques rues de là, ma mère avait trouvé un vieux dictionnaire Larousse sur un tas de gravats. Il n’avait plus de couverture, c’était sans doute pour cette raison qu’on l’avait jeté, mais le reste du livre était dans un état tout à fait acceptable. J’en lisais quelques pages tous les jours, sans me fixer d’objectif mais avec méthode, même si souvent j’aimais rechercher, un peu plus loin, les planches de dessins qui décrivaient en noir et blanc les poissons, les mammifères, les oiseaux... Les cartes de géographie me faisaient voyager sans quitter notre soupente. Quelquefois aussi, je me plongeais dans le monde mystérieux des pages roses où se succédaient les citations latines. Heureusement il y avait la traduction. Les mots me fascinaient. J’essayais d’en retenir certains, tergiverser, phylactère, corpuscule... Pour ne pas les oublier. Je les notais dans mon vieux carnet dont j'avais supprimé les pages utilisées par le précédent propriétaire. Quand l'occasion se présenterait, je glisserais l'un d'eux dans une rédaction. La maîtresse, à coup sûr serait bien étonnée.
Et puis un jour, au repas du soir, mon père nous annonça que nous allions déménager.
Je demandai si je devrais changer d'école. En cours d'année comme ça, sans crier gare, je n'étais pas enchantée par l'information. Mais il me rassura. Tout le monde serait content car en fait, nous allions descendre au premier étage. J'eus l'impression que ma mère était dans la confidence car elle se contenta d'ajouter « Ce sera toujours mieux pour remonter le charbon. Et puis, l'escalier est plus large ».
Mon frère interrogea mon père pour savoir s'il aurait sa chambre. « Vous aurez votre chambre, bien belle. Et grande en plus. Tous les deux. Et il y a une salle de bain ! »
Un sacré progrès : une salle de bain où je pourrais me mettre toute nue sans craindre que quelqu'un entre dans la pièce et surtout, une chambre pour moi toute seule où je pourrais lire mon dictionnaire, toute la nuit si j'en avais envie.
Une très bonne nouvelle, en vérité.
Effectivement, dès le lendemain, nous descendîmes les deux étages qui nous séparaient de notre nouvel appartement et mon père nous fit visiter les lieux. Le logement meublé semblait nous attendre. Il y avait même dans l'évier, à la cuisine, la vaisselle laissée par les précédents occupants.
Quant à moi, je ne pus réprimer un cri de joie en découvrant ma chambre. Il y avait un bureau où je pourrais faire mes devoirs sans risque de tacher mes cahiers et surtout il y avait un mur garni d'étagères où des livres étaient soigneusement alignés. Nulle part ailleurs je n'avais vu autant de livres rassemblés. Aurais-je assez de toute ma vie pour les lire tous ? Subitement mon vieux Larousse me sembla moins essentiel.
Le soir même, nous dormîmes dans nos nouveaux lits. C'était l'été. Il faisait chaud. Les draps de fin coton étaient frais sur ma peau. Sur l'étagère j'avais choisi Raboliot d'un certain Maurice Genevoix. J'avais hésité avec Terre des hommes, également d'un inconnu nommé Antoine de Saint-Exupéry, qui était rangé juste à côté, mais le nom à rallonge de l'auteur, sur le moment, ne m'inspira pas.
J'avais l'intention de lire dans la nuit l'ouvrage de ce Monsieur Genevoix mais tant d'émotions eurent raison de ma détermination et je m'endormis bien vite.
Évidemment, passer de notre réduit sous les toits, faiblement éclairé par deux vasistas souvent embués, à ce vaste appartement où tout paraissait si bien étudié pour le confort de chacun, fut un bonheur partagé par tous.
Lucien, mon frère m'avait interdit l'accès de sa chambre mais je parvins, bien sûr, à m'y glisser quand il fut absent. Elle donnait sur la cour intérieure alors que la mienne avait vue sur la rue, mais le bruit ne me gênait pas du tout. Lui aussi avait des étagères avec des livres. Sur son bureau, trônait une mappemonde que je lui enviai au premier regard.
Ma mère appréciait de préparer notre nourriture dans une vraie cuisine et nous prenions nos repas dans la pièce voisine qui était nommée « salle à manger ». Il y avait des gravures au mur, mon père nous dit que c'étaient des tableaux et des bibelots sur les meubles dont ma mère bientôt se plaignit car ils prenaient la poussière et que déjà, avec tous ces parquets, elle devait faire du ménage du matin au soir car nous ne faisions attention à rien.
Même chez mes petites camarades du quartier, je n'avais connu pareil luxe.
Après la classe, quelquefois je faisais monter Lucette ou Simone, au prétexte de leur prêter un livre. Ostensiblement, avant de gagner ma chambre, je les faisais alors passer dans plusieurs pièces. Maintenant Madame Touchard, la concierge de l'immeuble qui, il y a peu, nous ignorait, nous saluait désormais autant de fois dans la journée que nous la croisions.
« C'est la situation de ton père qui l'impressionne », me confia ma mère.
Et elle ajouta, « C'est qu'à présent, il a le bras long ! »
Et moi, plus jamais je ne l'entendais me crier depuis sa loge, « On essuie ses pieds avant de monter l'escalier ! »
J'avais bien conscience qu'en descendant les étages nous avions pris de la promotion.
De temps en temps, mon père décrochait un tableau qu'il enveloppait soigneusement de papier kraft. Ça faisait une marque plus claire sur le mur et ma mère disait « Tu as raison, débarrasse-nous de ces croûtes ».
Et mon père invariablement répondait « Mais enfin, Gisèle, c'est un Corot, et puis tu sais bien, c'est ça qui nous fait vivre ». Peu à peu les taches claires sur les murs se firent plus nombreuses. Le Sisley puis le Caillebotte et aussi le tableau de Berthe Morisot que j'aimais tant et qui représentait une femme, peut-être la maman, et son enfant au balcon, prirent le même chemin que le Corot.
Alors que Lucette et Simone avaient le teint blanc, comme un cachet d'aspirine disait ma mère, les commerçants, quand je l'accompagnais dans les boutiques, la félicitaient pour mes joues roses et rebondies. « On dirait des pêches », disait l'épicière.
Quant à mon frère, il grandissait à vue d'œil. Une vraie asperge ! On ne rallongeait plus ses pantalons. La couturière lui en taillait de nouveaux. « Mais où avez-vous trouvé ce magnifique prince-de-galles ? On voit que c'est de la qualité. » interrogeait la femme du fromager. Et ma mère prenait un air entendu, « Oh, c'est mon mari. Vous savez, avec ses affaires... Et puis par les temps qui courent, il faut bien se débrouiller. L'essentiel, c'est que les enfants ne manquent de rien. »
La femme opinait de la tête.
Quand la manne des tableaux fut tarie, mon père examina, soupesa, retourna chaque bibelot. C'était moins intéressant pour ses acheteurs semblait-il mais le proverbe ne dit-il pas que faute de grives on mange des merles ?
Le départ d'un coffret laqué, époque Meiji, puis d'un buste en bronze signé Houdon précéda celui du service de table en porcelaine de Sèvres. Nous déjeunâmes dorénavant dans les assiettes de la cuisine avec toutefois, au moins pour un moment, les couverts en argent et les verres en cristal.
Pour mes dix ans, j'avais lu la plupart des romans de ma bibliothèque. Malgré son nom bizarre, j'appréciais à présent Antoine de Saint-Exupéry dont je lus Courrier sud et Vol de nuit dans la même semaine. J'avais régulièrement les félicitations de mon institutrice qui lisait mes rédactions à haute voix, en insistant sur les mots inusités que j'y avais glissés. Ma mère m'avait offert un cahier répertoire très pratique où je pus recopier les mots rares ou précieux glanés au fil de mes lectures. Pour en connaître le sens, je me reportais à une encyclopédie en trois volumes où je retrouvais la définition de tous les mots que la langue française recelait.
J'avais obtenu l'autorisation de mon frère d'emprunter les ouvrages de sa chambre, à condition toutefois de reclasser le livre à sa place exacte car il avait remanié le rangement et adopté un classement par collection et par ordre alphabétique. A l'œil, c'était joli.
Je me souviens qu'à Paris, l'été fut agité. Il faisait beau, nous aurions aimé rejoindre nos amis mais ma mère nous interdit de quitter l'appartement. Mon frère, pour tromper son ennui, écoutait toute la journée de la musique dans sa chambre, il s'était entiché de jazz, pendant que je découvrais de nouveaux auteurs, passant de Simenon à Daphné du Maurier.
Le calme revenu, les bibelots se raréfièrent néanmoins. Le dessus de l'enfilade de la salle à manger était net et brillant comme celui d'un meuble d'exposition.
Les placards s'étaient progressivement vidés de leur contenu.
Un soir, alors que nous dînions tous les trois – mon père s'était absenté pour ses activités – assis devant nos assiettes dépareillées et nos verres à moutarde, on a frappé à la porte, deux petits coups timides.
Sans réponse de notre part, un homme est entré, mais il est resté devant la porte qu'il n'avait pas refermée derrière lui. Je le regardai, sans pouvoir détourner mon regard. Mon Dieu, qu'il était maigre ! Le crâne rasé, ses yeux noirs envahissaient tout son visage, tant ses joues étaient creusées. Et attifé avec ça ! Son pantalon à rayures grises et bleues flottait sur ses jambes et la veste élimée qui couvrait ses épaules osseuses dissimulait mal la chemise où j'aperçus une étoile jaune quand il bougea. D'où venait-il ? Que venait-il faire ici ? Il arriva comme une fleur, aurait dit ma grand-mère qui avait été tuée l'année précédente, lors des bombardements en Normandie. Un malaise profond m'envahit, je me trouvai incapable de tout mouvement ni pensée et mes lectures, pourtant nombreuses et variées, ne me furent d'aucune aide.
Ma mère s'est levée, est allée vers lui, l'invitant à s'asseoir à la table. Elle lui a coupé un morceau de pain, rempli le verre et l'assiette qu'elle avait disposés devant lui. Quand l'homme qui était face à moi a commencé à pleurer, j'ai rejoint ma mère dans la cuisine avec la vaisselle sale.
Alors que l'eau coulait au robinet de l'évier, elle m'a dit « Quand ton père rentrera, il se débrouillera avec cette affaire ».
Mais nous n'avons plus jamais revu mon père.
Anne-Marie RISPAL